31 juillet 1896 : le Belem quitte Saint-Nazaire sur lest pour la capitale uruguayenne, Montevideo, sous la conduite de son premier capitaine, M. Lemerle, dit le merle noir. C’est le dernier commandement de cet homme âgé de cinquante ans qui prendra sa retraite (« ses invalides ») dès son retour à Nantes.
Le bateau est prévu pour un équipage de 12 hommes : le second, le bosco, le cuisinier, 8 matelots (4 bâbordais et 4 tribordais) et enfin le mousse. Avec le capitaine et un éventuel pilotin, on arrive à 14 hommes. Le cuisinier loge à l’avant, sous le gaillard. Le bosco et les matelots sont eux au poste d’équipage dans le grand rouf qui abrite également la cuisine. Le reste du monde est plus confortablement installé sous la dunette.
20 septembre : le bateau arrive à Montevideo et prend en charge une cargaison de 121 mules à destination du port de Belém, ville brésilienne de la province du Pará. Cargaison bien encombrante pour laquelle il faut aménager des parcs dans la cale et qui demande un surcroît de travail quotidien aux matelots.
16 octobre : le lendemain de son appareillage, un violent coup de vent, le pampero, oblige le capitaine à mettre en fuite par vent arrière, sous misaine au ris, huniers fixes et petit foc. Le pampero est un vent venant des Andes soufflant en général durant la saison d’été. Il passe au-dessus de la Pampa vers les côtes maritimes (d’où son nom). C’est un vent très sec et froid, à grains, de sud à sud-ouest.
Les mules de la Pampa ne sont pas habituées au violent roulis… Une fois le coup de vent passé, l’équipage peut enfin ouvrir les panneaux de cale et inspecter les parcs. Il découvre un spectacle de désolation : 6 mules sont mortes écrasées et piétinées, et les autres ont souffert de l’épreuve.
15 novembre : 30 jours après le départ de Montevideo, le Belem arrive pour la première fois de sa carrière à Belém.
Au mouillage sur le Rio Pará, le navire attend longuement l’inspection de la douane et des services vétérinaires. Dans la nuit du 16, les hommes sont réveillés par le vacarme des mules dans la cale. Le feu s’est déclaré. Le combat durera jusqu’au petit matin. Les 115 mules survivantes du coup de pampero vont trouver rapidement la mort, asphyxiées par l’incendie. Peu après, l’équipage doit en découdre avec les autorités du port.
Cette première campagne du Belem est un désastre. Le bateau n’est plus en mesure de charger du cacao pour Nantes et les dégâts sont importants.
Après le temps de vider la cale de ses charognes et de ses cendres, de nettoyer, de faire quelques réparations de fortune et de prendre du lest, le bateau sinistré reprend la route vers Nantes qu’il atteint après 46 jours de traversée dans des conditions de vent difficiles, le 26 janvier 1897.
Le bateau rejoint alors le chantier Dubigeon où seront faites les réparations après examen des assureurs.
Sur ce premier voyage, nous avons le témoignage de Louis Lacroix, capitaine au long-cours, qui fonde son récit sur les informations données par son collègue Julien Chauvelon, commandant du Belem pendant de nombreuses années. On sait également que Louis Lacroix a eu accès à différents documents relatifs à ce voyage (il cite un rapport de mer).
« Il quitta Saint-Nazaire sur lest le 31 juillet 1896 à destination de Montevideo, où il arriva le 20 septembre suivant après cinquante jours de mer et en repartit le 15 octobre, ayant à son bord cent vingt-et-une mules pour le Pará. Le capitaine Lemerle, surnommé le Merle noir et dont j’aurai à reparler plus loin, l’avait pris en commandement sur les chantiers et n’eut que de la malchance.
Dès le lendemain de sa sortie, un de ces formidables coups de vent connus sous le nom de “pamperos” et spéciaux à l’estuaire de la Plata, s’abattit sur le navire. À cinq heures du soir, la mer était démontée ; fuyant vent arrière, sous sa misaine au ris, ses deux huniers fixes et son petit foc, le Belem, gouvernant à la lame, donnait des coups de roulis violents à faire craindre pour sa mâture.
Dans la cale, les malheureuses bêtes affolées et culbutées, brisant leurs licols, passaient par-dessus leurs mangeoires en se mordant et en se piétinant. Ces tempêtes sont de courte durée, et, au petit jour, on put ouvrir les panneaux de cale, qu’on avait dû condamner en raison de la furie du temps : on trouva six bêtes crevées et à demi écrasées.
Trente jours après, sans autre incident marquant, le trois-mâts nantais mouillait sur rade du Pará, prêt à mettre à terre sa cargaison le surlendemain matin, aussitôt que la douane et la Santé en auraient donné l’autorisation. Dans la nuit du 16 octobre, en dépit des rondes fréquentes, un incendie éclata dans les parcs du faux pont et se propagea avec une rapidité telle que tous les moyens employés pour le combattre furent sans effet et qu’il fut impossible de sauver une seule des cent quinze pauvres mules enfermées sous le pont.
Le rapport de mer que j’ai sous les yeux précise que les secours demandés d’urgence par signaux à terre furent lents à venir et que lorsque le feu eut été éteint après de longs efforts, la douane et ses aides en profitèrent pour piller le navire de fond en comble, malgré la résistance du capitaine et de son équipage qui furent forcés de descendre à terre.
Après des réparations provisoires importantes, le Belem prit du lest pour revenir à Nantes, où les assureurs avaient décidé avec les armateurs qu’il serait procédé à la mise en état définitive. À la sortie des alizés du nord-est, le capitaine Lemerle trouva de gros vents d’ouest variables qui rendirent sa traversée pénible, en obligeant à manœuvrer constamment la voilure et à la modifier suivant la force irrégulière de la brise. Le pilote de Loire n’embarqua à bord que le 26 janvier 1897, après quarante-six jours de traversée et M. Lemerle, qui avait gagné ses invalides et dépassé cinquante ans d’âge, se retira en son pays, laissant le commandement au capitaine Rioual. Celui-ci suivit les travaux de réparations et, sitôt terminés, vint au quai d’Aiguillon et y embarqua des pavés de carrière de Sainte-Anne, afin de servir de lest pour retourner à Montevideo une seconde fois. » [LAC.]
[Ce texte comporte une erreur étrange : l’incendie est daté du 16 octobre au lieu du 16 novembre. Date impossible puisque le bateau a quitté Montevideo le 15 octobre. Nous ne savons pas s’il s’agit d’une inattention de l’auteur ou d’une coquille de l’éditeur.]
Jean Noli, dans le texte de l’album Le siècle du Belem, paru en 1996, nous livre une version qui diffère par certains points : il indique par exemple une traversée de 75 jours pour rallier Montevideo (au lieu d’une cinquantaine jours), ce qui semble être une erreur (il a sans doute confondu la date d’arrivée à Montevideo, le 20 septembre, avec la date de départ du même port, le 15 octobre). Il parle aussi de « brève escale à Montevideo » alors qu’elle a duré 25 jours… Quant au récit des incidents de Belém, il reprend plus ou moins les indications de Lacroix.
Daniel Hillion, dans son livre Le Belem, cent ans d’aventure, propose une version de cette histoire bien différente et plus riche en explications, une histoire qui semble plus vraie et plus réaliste à bien des égards. Sans doute l’auteur a-t-il eu accès à des sources autres que celles de Louis Lacroix (Jean Noli ayant manifestement copié son récit sur le témoignage de Lacroix). On peut également penser que le vieux capitaine Lacroix a hésité à ternir la mémoire du capitaine Lemerle par corporatisme et fidélité à un certain esprit de la Marchande. Ou plus simplement que Chauvelon ne lui a transmis que l’histoire « officielle » dont le rapport de mer témoigne.
Voici donc le résumé du récit conté par Daniel Hillion de ce sombre et funeste (pour les mules) premier voyage :
Le 31 juillet 1896, le Belem quitte la rade de Saint-Nazaire. À son bord, le capitaine Lemerle, dit le merle noir, et Alphonse Rio, le jeune second de 23 ans. Hillion laisse entendre que la relation entre les deux hommes, celui qui va bientôt prendre ses invalides après une vie bien remplie, et le jeune et fougueux officier inexpérimenté, est pour le moins tendue. Lemerle était semble-t-il réputé autant pour sa dureté à l’égard des équipages que pour son mépris des jeunes officiers.
Chargé des mules de Montevideo qui ont survécu au coup de pampero, le bateau arrive sur Belém le 15 novembre, la veille d’une fête, et doit rester durant deux jours mouillé sur le fleuve pour attendre la visite des douaniers et du service de santé. L’équipage s’occupe à l’entretien courant du navire et à remettre sur pied les mules affaiblies.
Le feu se déclare dans la nuit du 16 au 17. Alimenté par la paille des litières, il se propage très rapidement dans les parcs. Devant l’échec des premières tentatives de combat, il ne reste plus qu’à fermer les écoutilles et obturer les manches à air. Des secours sont demandés à terre à l’aide de signaux lumineux, mais l’aide tarde à venir.
Lemerle, réveillé par le charivari des mules, écume de colère, et s’en prend à son propre fils, un jeune garçon de 18 ans, embarqué comme pilotin. Il lui faut un coupable ! Le second, Rio, prend la défense du pilotin et Lemerle se retourne alors sur le bosco, ce dernier désertera d’ailleurs la nuit suivante, laissant le champ libre aux suspicions, fondées ou pas.
Les pompiers arrivent enfin. Les panneaux sont ouverts, ce qui a pour effet de raviver le feu qui commence à s’attaquer au pont. Après une longue lutte, le feu est maîtrisé au petit matin. Toutes les mules ont péri depuis bien longtemps et sont à moitié carbonisées.
Le navire est remorqué à un quai. À peine la manœuvre terminée, que le Merle noir n’en croit pas ses oreilles : les matelots annoncent qu’il vont faire un tour en ville. « Et les protestations du chef, ses ordres, ses menaces n’y changent rien. À terre, le commandant, aussi autoritaire soit-il, n’est plus le maître incontesté. Les matelots savent, en outre, qu’il est plus facile pour eux de trouver un autre embarquement que pour le Merle Noir de constituer un nouvel équipage sur un navire partiellement détruit. »
Les matelots abandonnent le bateau, et Lemerle, plein de fureur, somme le second Rio de le suivre en ville pour ramener les hommes. Rio refuse cet ordre qui aurait pour résultat de laisser le navire sans surveillance alors que les pompiers sont déjà en train de se disputer les premières dépouilles du Belem. On imagine l’effet de l’insubordination du jeune officier sur le vieux capitaine…
Le représentant de Crouan arrive alors et met fin au diffèrent entre les deux hommes. Il pense lui aussi comme Rio que le navire endommagé et immobilisé à quai va attirer les pillards. Il invite le capitaine à aller s’échouer en rivière et de jeter à l’eau les mules avant qu’elles ne deviennent pestilentielles.
Quelques heures plus tard, les matelots reviennent et acceptent d’embarquer sous condition de recevoir victuailles et boisson en bonne quantité. Un tour de garde est instauré le temps de se procurer des vivres et de profiter jusqu’au lendemain des plaisirs de la ville.
Le bateau est amené au rio Tocantin où commence le macabre travail d’évacuation de la cale et les premières réparations. Lemerle n’a pas quitté son humeur effroyable, surtout depuis que son fils a abandonné le bateau la veille pour se réfugier sur un autre. De plus, son jeune second, Alphonse Rio, fait encore preuve d’insubordination en refusant de modifier certains passages du journal de bord défavorables à Lemerle. C’en est trop. Lemerle en vient aux mains et l’affaire se règle aux poings. Et c’est le vieux qui a le dessus ! Mais cette victoire physique ne parvient pas à imposer la ré-écriture du journal de bord…
Après le nettoyage de la cale et des travaux de consolidation des bas-mâts, le Belem est mouillé à l’embouchure du fleuve dans l’attente de conditions de vent favorables. À l’aube, sur ordre du second, le nouveau bosco donne le branle-bas à l’équipage. Et quand Lemerle vient donner l’ordre de larguer la toile, personne n’est à son poste. « Et lorsque Rio fait chercher l’homme de quart pour demander des explications, c’est pour s’entendre répondre : Monsieur, les deux bordées sont couchées. » On est proche de la rébellion.
Il s’engage alors un véritable bras de fer entre les matelots et Lemerle. Les matelots veulent retourner à Belém, le bateau leur semble en trop mauvais état, ils demandent d’autres réparations. Le capitaine décide alors de leur couper les vivres et menace de recourir aux armes au moindre soulèvement. Il va se passer alors plus de quarante-huit heures avant que le bosco ne vienne à l’arrière avec la nouvelle de la reddition. « Les hommes sont disposés à l’obéissance mais ils demandent à manger. — Pas avant que nous soyons à la mer ; rétorque le commandant. » Il faudra donc attendre encore 24 heures l’arrivée de vents favorables pour que l’on puisse mettre à la voile et enfin manger au poste d’équipage.
Avec des héros comme Rio et le Merle noir, nul doute qu’un Melville, ou un Conrad, aurait pu faire un récit enlevé et saisissant de ce pitoyable voyage…
© 2001-2011 Laurent Gloaguen | dernière mise à jour : octobre 2016 | map | xhtml valide.