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1995

14. Port-Vendres/Cadix/Nantes

Dimanche 12 novembre.
Il est deux heures du matin. Désœuvrement. Nous sommes encalminés, dérivant au gré des courants. De quart encore pour deux heures. Je me suis réfugié dans le grand rouf et écris sur une des tables à cartes (pour les cours de navigation) à la lueur du lumignon de sortie de secours. Dehors, à l’horizon, la côte est ponctuée de phares, chacun vibrant à son propre rythme et parfois à sa propre couleur. À bâbord, le rouge des Glénan, à tribord, le vert de Groix. Par endroits, des chapelets scintillants de lumières orangées signalent les villes. Il cesse de pleuvoir. Sans doute pour mieux reprendre tout à l’heure. Le bateau est silencieux, enfin si on peut dire, car la mer calme, l’absence d’erre, la pluie qui a cessé, permettent d’entendre des bruits d’ordinaire couverts. Celui de l’évacuation d’eau de refroidissement du générateur qui fait croire qu’il pleut encore. Le clapotis le long de la coque, et tous ces grincements plus ou moins tenus, qui accompagnent le rythme de la houle et qui sont comme la respiration un peu rauque du navire. Parfois, un cri d’oiseau perce les ténèbres.
Voilà bien le genre de nuit propice aux divagations de l’esprit car il n’y a pas grand-chose pour l’occuper. Morne inactivité et sentiment de solitude. Au loin, ces villes, ces lueurs de vie, ici, cette monotonie, cette langueur qui envahit. Et le sentiment d’être bien seul, tant sur le bateau qu’au monde.
Ici, chacun gère sa solitude affective à sa manière, mais tout le monde la ressent et bien peu l’expriment. L’éloignement de l’être aimé, de la famille, des enfants…
Les marques d’amitié seront toujours empreintes d’un ton bourru, comme si l’on avait peur de blesser par une expression trop directe.
À bord, ses problèmes personnels, ceux laissés à terre, on se les garde. “À chacun sa merde” ai-je entendu dire. Il ne faut pas faire de vagues, faire en sorte qu’une quarantaine de personnes puisse vivre ensemble, dans un espace aussi réduit, sans anicroche. On reste discret sur sa vie privée. Il s’instaure ainsi un étrange modus vivendi, qui n’est pas désagréable. Une sorte de savoir-vivre maritime, sans règles écrites, mais naturellement inné. Celui qui dérogerait trop à ces règles serait rapidement mis à l’écart.
Avec les quarts, il y a presque toujours des gens qui dorment et à part au moment des repas, on n’a pas du tout l’impression d’être quarante à bord, il faut faire le compte pour le savoir. On a l’impression de n’être pas la moitié.
Il semble que nous ferons escale à Groix demain soir.
Un peu de désarroi s’installe au fur et à mesure que le temps s’écoule. Peut-être est-il temps d’aller me coucher. Au diable le quart. Mais comment dormir alors que les souvenirs émergent et vous rattrapent.
Si peu de certitudes. Mélancolie.
Des courbatures me rappellent que je suis un être fait de chair et de sang. J’attendais de ce voyage du recul, une rupture, l’occasion d’une mise au net, de trouver des bases pour reconstruire, mais je m’aperçois que je nage dans le vide. Peut-être est-il trop tôt. Laisser décanter. Je crains le retour à Paris, s’enfermer dans ce train-train quotidien qui anesthésie les sens, qui masque les choses, dans ces petites compromissions quotidiennes qui font notre ordinaire et qui scellent notre lente défaite en tant qu’homme. Peur aussi du à-quoi-bon qui peut surgir à tout instant comme le diable de sa boîte. Demain Groix, qui me fera sans doute souffrir. J’essaie de reconstituer une image du visage aimé et disparu à jamais mais elle se brouille, j’arrive tout au plus à fixer quelques traits d’expression un court moment.
Je parcours ces dernières pages que je viens d’écrire. Tout cela me semble à présent futile. Autant les déchirer et les jeter à la baille. Je m’abandonne trop à moi-même. Allez, une petite cigarette, et je vais me coucher.
Au large, le spectacle de la côte est toujours le même, nous ne semblons pas avoir bougé.
7 heures 30. Café et pain au chocolat à la cuisine. Le temps change.
8 à 9 heures. Aux cuivres à la dunette. Éclaircies dans un ciel encore chargé de gros nuages.
9 heures 30. On remet de la toile, cap sur Groix.
10 heures 30. Douche.
12 heures. Un hélicoptère militaire nous survole. Déjeuner.
14 heures. Nous tirons des bords dans les parages de Groix. Les eaux pullulent de méduses d’une taille respectable (env. 50 cm).
Il fait beau. Films sur Douarnenez 88 et Brest 92 au petit rouf.
17 heures. On rentre la toile.

18 heures. Le bateau mouille devant Port-Tudy. La grande interrogation du bord est : Ti-Beudeff est-il ouvert ce dimanche de novembre?
19 heures. Repas à bord. Violent orage.
20 heures. À terre. Ti Beudeff est ouvert. Petit tour dans le bourg. Je suis un peu triste. Je croise Daniel et Maurice. Daniel me dit “tu fais partie de l’équipage, alors viens avec nous”. Daniel a toujours le mot qu’il faut quand il faut. Me voilà donc chez le fameux Ti Beudeff. Soirée agréable. Rentré à 0 heure 30.

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